On me demande souvent pourquoi j’écris, ce qui me pousse à le faire. Longtemps je me suis laissée séduire par des formules piochées ça et là, empruntées à d’autres, régurgitées sans vraiment tout à fait les comprendre.
Elles sont toutes assez romantiques, justes et floues pour que l’on puisse s’en emparer, et en ce sens, ce sont des réponses qui n’en sont pas tout à fait. Je me suis aperçu que cela laissait les autres et moi-même dans une sorte d’embarras contenu. C’est ainsi que j’ai pris conscience de mon désir d’explorer cette question plus précisément afin de tenter d’y répondre vraiment.
Pourquoi est-ce que j’écris ? Quelle est la véritable intention, celle qui est cachée, qui ne veut pas que l’on dise son nom ? C’est difficile de lui faire face complètement sans lui tourner autour, sans la travestir, sans vouloir la rendre plus noble, plus humble, plus vertueuse sans être présomptueuse.
Parce que l’écriture est entourée d’une certaine aura quasiment mystique (les personnes qui écrivent seraient en quelque sortes des élus touchés par la grâce divine et formeraient, quel que soit leur milieu d’origine, un cercle d’initiés inaccessible, inatteignable), mais aussi de multiples croyances contradictoires, il est tentant de répondre à cette question depuis l’ego, pour se justifier, se défendre, et derrière, dans l’ombre, attend la vantardise.
La plupart des croyances liées à l’écriture prennent leur source sur les bancs de l’école, là où les pratiques pédagogiques sont marquées par des contraintes formelles, soumises à l’évaluation. Parfois, l’acte même d’écrire a été associé à une douleur physique. À l’école, on écrit longtemps et machinalement, et au bout d’un moment la main se crispe, se tend. Sur ce terrain normatif naît alors l’inhibition, le dégoût, le rejet et le souvenir reste : écrire fait peur, écrire fait mal, écrire inspire la méfiance.
En France, le pays du livre, là où la loi Lang sur le prix unique y protège toute la filière, paradoxalement, l’écriture n’y est peut-être pas aussi considérée qu’on ne le croit. J’ai compris cela quand une de mes cousines m’a un jour demandé si j’allais chercher du travail. On considère l’écriture comme un passe-temps, un loisir, on l’assimile à l’oisiveté et en ce sens, on ne peut considérer la voie de l’écriture comme un métier.
Ce sont autant de raisons qui sont venues voiler mes réponses. J’avais envie de formules grandiloquentes pour démontrer la valeur de mon travail, de mon engagement envers l’écriture, des sacrifices que le choix de cette vie m’a demandé. Je suis encore trop souvent tentée par les formules pompeuses : « repoétiser le monde », « écrire ou mourir » « saisir l’universel par un regard personnel ».
Comme il serait agréable de se véhiculer ainsi, tel un héros des mots porté par sa responsabilité, tel l’élu répondant à l’appel de son devoir. Mais si je prends le temps d’observer ces pensées, je m’aperçois qu’elles sont porteuses de tout ce que je ne veux pas que soit mon rapport à l’écriture : un chant joli et sentimental composé de formules sonnantes menant à l’illusion, à la tentation du beau, du lyrisme, et par-dessous tout, un sésame pour se désigner comme appartenant au cercle réduit des Élus, guidés par une mission qu’on aime à ne pas définir pour qu’elle reste invisible et dans ce flou, qu’elle en devienne divine.
Quelles que soient mes croyances, ma foi me murmure constamment de m’en remettre à l’humain.
J’ai créé des retraites d’écriture pour proposer des espaces loin de toutes ces lois scolaires et sociales auxquelles on a trop longtemps hésité à se soumettre, des espaces de liberté où l’écriture peut enfin dépasser le statut d’exception, où des personnes qui n’appartiennent à aucun cercle littéraire, animés par l’élan d’écrire, peuvent se rencontrer en le faisant.
L’écriture n’est pas et ne doit pas être réservée à des initiés, elle n’est pas et ne doit pas non plus rester en marge de la vie. L’écriture n’est pas une parenthèse enchantée, elle fait partie de notre quotidien, elle est notre quotidien. Elle se loge dans les toutes petites choses, et nous permet de réapprendre à les apprécier. Rien ne m’émeut davantage que de découvrir dans les yeux ébahis des retraitants la beauté brute d’un thé qui fume, de l’odeur de la pluie, d’une fleur, du reflet de la lumière sur une surface blanche, et ce grâce à l’écriture.
Écrire dépasse le cadre littéraire. C’est un état de la conscience, un état d’être, une position dans l’existence. C’est la capacité à se questionner, à s’étonner face au monde, c’est selon moi une expérience sensible plus proche de l’intuition que de la syntaxe.
Je fais le choix d’écrire chaque jour parce que j’aime rendre compte de ce qui me touche, parce qu’à travers les mots se tisse mon lien avec la nature et m’apparaît l’urgence de revenir à la lenteur et à la tendresse. J’écris parce que cela m’aide à rester patiente, à me retirer de l’agitation, de l’immédiateté de la vie contemporaine. J’écris parce que j’aime le silence et la lenteur que cela provoque en moi. J’écris aussi parce que cela m’aide à vivre avec gourmandise et sensualité. Il y a dans l’acte d’écrire un éveil des sens, un plaisir corporel indéniable. J’aime tracer des lettres sur le papier blanc, sélectionner des plumes, des carnets, j’aime calligraphier.
Je crois qu’il y a une posture immobile dans le mot « écrivaine » qui ne me correspond pas tout à fait. Et ainsi, je lui préfèrerais « écrivante », dans lequel on peut sentir le mouvement perpétuel, ce geste constant, proche de celui de l’artisan. L’idée aussi d’être au service de l’écriture, et non l’inverse.
Lors de ma dernière retraite d’écriture, j’ai pu mettre des mots sur ce qui frémissait en moi depuis quelques mois. Il y a dans l’écriture une médecine. Une médecine de l’espoir. Mais il y a également dans l’écriture une mémoire. L’écriture est le garant de la transmission des savoirs et des savoir-faire. Les légendes et les mythes sont des coffres scellés qui survivent aux guerres, aux pouvoirs en place, aux interdictions, et par lesquels se transmet ce que l’on croit oublié. Georges Jean écrit dans L’écriture mémoire des hommes : « Chaque fois que les hommes ont dû consigner, garder les instants que l’histoire emporte, la nécessité de l’écriture s’est faite loi. ».
Grâce à l’écriture, tout peut renaître. L’histoire. Le savoir. La douceur dans un cœur cabossé. L’émerveillement dans la banalité.
Sôseki écrit dans Oreiller d’herbes ou Le Voyage poétique « Chose regrettable, ceux qui aujourd’hui composent des poèmes ou lisent de la poésie sont tous entichés des Occidentaux, si bien qu’ils ne semblent pas avoir le loisir de prendre une barque pour remonter le cours de la rivière et aller se divertir là où les pêchers sont en fleurs. ».
J’écris pour « avoir le loisir de prendre une barque pour remonter le cours de la rivière et aller (me) divertir là où les pêchers sont en fleurs. ».
J'écris pour matérialiser la vie, par des mots, sur du papier, avec de l'encre.