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Photo du rédacteurAnaïs Vanel

Un dimanche en famille

Cet automne nous accorde encore quelques belles journées, comme pour nous laisser le temps de nous rassembler avant la saison sombre. Avec Dara, nous en avons profité pour inviter quelques amis, pour célébrer cette maison, ce nouveau cycle de vie.


Je me souviens de ma première visite, quand je me suis retrouvée devant ce palmier généreux dont les feuilles se sont coincées dans la portière de ma voiture, quand j’ai suivi les caillebotis de bois pour sonner à la porte sans numéro, hésitante.


Je me souviens quand je me suis demandé si je me verrais vivre ici, partager l’espace de vie le plus intime qui soit : une maison. Je n’ai pas souvent partagé mon lieu de vie, et à chaque fois, je n’ai jamais vraiment apprécié le faire. C’est que l’on se pose rarement la question de savoir ce que signifie vivre ensemble.


Je cherchais une maison sur les hauteurs, la nature aux portes, je cherchais une maison lumineuse, accueillante, avec un bout de jardin, dans ce village précisément. Je cherchais l’impossible me disait-on.


Et l’impossible est arrivé sous une forme que je n’avais pas envisagée : une maison à partager. Dans la grande pièce principale où se diffusait une impression de frais, Dara et moi avons fait connaissance en partageant des cerises, en laissant nos intentions s'exprimer, pour voir si elles pouvaient se rencontrer, s’équilibrer, s’harmoniser.



À l’aube de mes quarante ans, une part de moi a résisté très fort. On est toujours plus conditionné par l’extérieur que ce qu’on aimerait le penser. Les phrases de fantômes du passé reviennent parfois marteler des règles à suivre et des cases à cocher : une propriété, des choses à posséder, toujours, toujours cette obsession de la possession pour exister.


Quand je me suis installée, j’ai déchargé une à une mes affaires, soigneusement rangées dans des caisses transparentes. En me déplaçant constamment, j’ai appris qu’il fallait sélectionner précisément ce qu’on emporte avec soi et que les choses enfouies et difficiles à atteindre, qu’elles traînent au fond des tiroirs ou de la mémoire, ne sont utiles à personne. J’aime trier, me délester, j’aime que tout en moi et chez moi redevienne facile d’accès, facile à transporter.


À l’aube de mes quarante ans, je me suis offert la liberté émotionnelle, la liberté de n’avoir plus rien à démontrer ou prouver à des gens qui ne me considèreront de toutes façons jamais, et qui au fond d’eux me méprisent probablement autant qu’ils m'envient. Je me suis offert cet espace de vérité pour moi, pour enfin me nettoyer des conditionnements, de l’écrasement constant et dans cet espace, j’ai décidé de laisser cette part qui résistait, de ne plus la nourrir, de la laisser s’éteindre et disparaître, comme le lien avec cette famille qui n'en était pas une.


Dara et moi nous sommes vite rendues compte que nous partagions des valeurs communes et des intentions similaires derrière chacune de nos actions. Cela me semble être la base la plus solide qui soit pour décider ou non de vivre ensemble. On ne questionne pas assez nos valeurs et nos intentions. Ces mots d’ailleurs, comme beaucoup d’autres aujourd’hui, sont galvaudés. On confond valeurs et envies, intentions et vœux.


Vivre ensemble c’est accepter de tisser ensemble un lien fragile, qui deviendra, s’il est tissé régulièrement et de façon équilibrée, une corde solide reliant deux ilots. Peu importent les différences entre les ilots.



Nous avons installé la table et les chaises dans le jardin, pour profiter des rayons dorés de l’automne, nous avons préparé des gâteaux, nous nous sommes réunis autour d’un goûter.

Aujourd’hui, je sais que l’agitation ne me nourrit plus, que l’ivresse qui donne l’illusion d’être vivant et cette illusoire confiance d’aller à la rencontrer des autres pour revêtir de vieux masques afin d’éclairer ses zones d’ombre éclaire ce que l’on sait déjà et enterre ce qui est à découvrir. Aujourd’hui, je trouve très démodée toute cette imagerie française de sensualité et de mystère autour de l’ivresse. Jim Harrison écrit dans son autobiographie En Marge : « Deux grands verres transforment n’importe qui en bavard impénitent. Les bavards impénitents font peur aux enfants et effraient tout le monde. ».


J’aime regarder les gens attablés, j’aime les regarder échanger, avec retenue, avec sensibilité, avec pudeur, et les entendre rire autour de parfums sucrés. Cet instant précis me rappelle soudainement les mois que j’ai passés en Andalousie, quand certains jours je conduisais jusqu’à la grande ville, que mon regard se portait sur d’étranges bâtiments de briques rouges, sur des façades aux influences d’un autre monde. Je marchais en levant la tête, pour apprécier toutes les traces de culture ancienne, de raffinement, de beauté, et à chaque fois mes pas me guidaient jusqu’à cet immense vitrail coloré qui célébrait des navires. C’était le marché central, autrefois chantier naval, transformé avec le temps, avec l’histoire.


J’y dégustais des beignets délicieusement sucrés, avant de déambuler dans le dédale des allées qui partaient dans tous les sens. J’aime ces marchés où l’on parle du goût pour les choses de la terre, de l’amour des campagnes, des savoir-faire. J’avançais hypnotisée, envoûtée par les senteurs, les saveurs, le brouhaha. Puis je me perdais jusqu’au musée, de la plage au palais.


Je me souviens surtout, partout dans les ruelles colorées, des gens attablés, des gens qui semblaient fiers, peut-être, de cette culture à la croisée des mondes, des influences, indéfinissables, et pourtant si marquées. Des familles qui avaient l’air d’être là depuis des années, et il ne leur venait pas à l’idée de partir, car c’était une évidence d’être là, d’être ensemble, de se réunir, de se retrouver, ça n’était jamais remis en question, ça n’était jamais discuté.


Dans cette Espagne de feu, là où l’architecture est exubérante ; sur cette terre brûlée sur laquelle en contraste, on a construit des palais, au milieu des jardins luxuriants, des châteaux envoûtants, je me suis demandé si je connaîtrais un jour ce que partageaient ces familles, qui ressemblait à la fois à un mélange complexe et une douce évidence.


Là-bas, dans l’extrême sud de l’Europe, juste avant l’Afrique, entre l’océan Atlantique et la mer Méditerranée, là-bas, à la croisée des mondes, je me suis demandé où était le mien.

Là-bas, là où la chaleur est sèche, là où elle sèche tout, même les larmes prisonnières, celles qui n’ont jamais coulé, j’ai essayé de me recomposer, d’assembler toutes les parts de moi-même.



L’Andalousie est une terre pour vous sécher, vous prendre dans ses bras et vous murmurer à l’oreille que tout ira bien, en vous offrant son plus beau soleil, et le réconfort d’une chaleur maternante.


Là, dans le jardin, les échos des rires ont résonné avec ceux que j’entendais en Andalousie, et ils se sont mélangés de façon lointaine et un peu irréelle. Là, autour de ce goûter, j’ai perçu cet état, qui est presque un étourdissement, ce contentement de faire partie d’une grande tablée stable et réconfortante, d’y avoir pleinement sa place, sans avoir à se cacher ou se diminuer, sans avoir à prétendre être quelqu’un d’autre.


Là, pour la première fois, j’ai peut-être touché du doigt ce que pouvait signifier, ce que pourrait signifier un jour un dimanche en famille.

3 comentários


Cristiana
Cristiana
08 de nov. de 2023

Un dimanche en famille avec de belles âmes ♡

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Cristiana
Cristiana
08 de nov. de 2023
Respondendo a

Oh, ça me touche

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