J’ai toujours aimé apprendre. Mais j’ai détesté l’école. Par conséquent, je m’en suis rendu compte très tard. Mais il arrive un moment où la vie ne nous laisse pas d’autre choix que de revenir sur nos pas pour aller chercher l’enfant qu’on a laissé dans un coin avec ses rêves, ses peurs, ses joies. Après tout, ce qu’on appelle « se retrouver » consisterait peut-être simplement à encourager cet enfant à s’exprimer.
Je descends au village deux fois par semaine pour me rendre à mon cours de basque, à la maison des associations. J’emprunte le chemin qui mène jusqu’à la vieille ferme juste après le ruisseau, puis je passe devant l’ikastola à l’heure où les enfants arrivent de tous les côtés, avant de rejoindre la mienne, après le monument aux morts, derrière le restaurant.
Les jours où je suis en avance, j’ai pris l’habitude de passer par le cimetière juste derrière l’église et de m’y arrêter. Je me recueille sur les tombes recouvertes par le temps, parfois j’entame un dialogue silencieux, par l’intermédiaire du vent. Dans ce village isolé, à quoi ressemblait autrefois la vie des jeunes gens ? Étaient-ils curieux du monde, à quoi rêvaient-ils ? Étaient-ils réservés ou menaient-ils une existence bavarde et bruyante au milieu des autres ? Qu’est-ce que ça fait d’appartenir si fortement à un endroit ? Qu’est-ce que ça veut dire être d’ici, du village ?
Je leur raconte ma quête d’un monde envoûtant, hypnotique, inconnu, pour tout réapprendre. Et mon désir grandissant de troquer l'horizon changeant et lointain pour une vue plus proche, plus intime, pour des détails.
Je leur parle de mes voyages, de tous les endroits où j’ai cru pouvoir accoster, pouvoir être adoptée. Je m’aperçois que ce sont des histoires qui n’ont plus d’intérêt, car c’était la lumière pendant la journée, quelque chose dans l’air, ce sont des moments qui vivent désormais dans une autre réalité et qu’on ne peut plus raconter.
J’ai toujours été curieuse des langues, celles que l’on dit mortes comme celles qui ont survécu. J’aime découvrir leur histoire, leurs transformations, leur création, leur évolution. Enfant, je voulais apprendre à signer, je voulais apprendre le braille, et l’égyptien ancien, je voulais voyager dans tous les pays du monde pour en apprendre toutes les langues, pour en saisir toutes les nuances, toutes les richesses, pour éclaircir tous leurs mystères.
J’ai finalement appris quelques langues à l’école, mais cela ne faisait pas sens pour moi. Je pressentais qu’une langue ne pouvait se résumer à un système de signes organisés, je devinais qu’une langue était quelque chose de bien plus vaste que des notions linguistiques apprises par cœur. C’est au Mexique où j’ai appris l’espagnol en immersion que j’ai compris qu’une langue était une représentation du monde, la manifestation d’une identité culturelle et le garant de la permanence d’un certain réel et d’un certain imaginaire.
On dit que la langue basque est une langue très compliquée. Après quelques cours, je m’aperçois que c’est probablement parce que rien ne la rattache aux langues latines. On peut deviner l’espagnol, l’italien et même le portugais, mais on ne peut pas deviner le basque. Et c’est précisément ce que je trouve intéressant.
D’expérience, apprendre une langue très éloignée de sa langue maternelle commence par le fait d’accepter d’oublier tout ce que l’on croyait savoir. Il faut abandonner nos plus intimes certitudes, laisser la place à l’expérience, à tout ce qui n’est pas une règle, ni même une pensée, et se laisser envahir du rien pour goûter à un autre tout. Mais les gens aiment rarement ouvrir des portes pour se rendre aux confins d’endroits inexplorés, insoupçonnés. C’est qu’on ne nous apprend pas à apprécier le délice de se perdre, à cultiver l’humilité de tout redéfinir, et plus que tout, à ne pas nourrir ce comportement colonialiste presque trop naturel chez les français : toutes les langues ne sont pas construites d’après la nôtre et lorsque l’on arrive dans un pays, la moindre des choses est d’en comprendre la culture, non pas intellectuellement mais de la ressentir, et cela passe par l’apprentissage de la langue.
Dans mon cours, nous sommes dix, mais apparemment ce chiffre tend à diminuer car en première année, certains abandonnent en cours de route. Les raisons qui nous poussent à cet engagement fort d’être présent deux matinées par semaine varient en fonction de chacun. Beaucoup sont originaires d’ici mais n’ont jamais appris le basque car il subsiste dans certaines familles la honte de le parler. En effet, la langue basque a longtemps été interdite, et les enfants qui l’utilisaient à l’école étaient non seulement punis, mais également encouragés à dénoncer leurs camarades qui la pratiquaient aussi, condition sine qua non pour lever la punition.
Malgré les nombreuses tentatives d’ethnocide, l’euskara a survécu, et dans les années soixante-dix a eu lieu la création des ikastola, les écoles dont l’enseignement est en basque, et avec elles ont fleuri pléthore d’associations visant à enseigner la langue au plus grand nombre et ainsi à faire rayonner la culture.
Car euskaldun, le Basque, signifie littéralement « celui qui possède la langue basque ». Être basque, ce serait donc le parler, quelle que soit son origine. J’aime cette idée qu’une langue, c’est celle de tous les habitants d’un pays, et non pas uniquement de ceux qui y sont nés.
Dans la classe, le dictionnaire est proscrit. Sébastien, notre professeur, ne s’adresse à nous qu’en basque, et nous sommes encouragés à faire de même. L’autre jour, j’ai lu que l’on pouvait considérer nos neurones comme une forêt, et que le mécanisme d’apprendre serait comme un chemin de montagne qui se crée à mesure que le berger y passe avec son troupeau. Plus on apprend, plus on renforcerait les connexions neuronales, et plus la transmission entre les neurones gagnerait en efficacité et en rapidité.
De par ma fascination pour les langues et les visions du monde qu’elles peuvent véhiculer, j’en ai appris plusieurs. Mais c’est la première fois que j’ai cette étrange sensation de ressentir une langue avec une évidence déconcertante. L’euskara traverse ma chair, mon sang, et ma compréhension dépasse le simple cadre de la communication. Plus je l’apprends et plus j’ai la sensation d’accéder à une très vieille mémoire qui préexistait en moi, et qui ne ferait que se réactiver. Je me laisse totalement posséder par cette langue, et en m’abandonnant à elle, comme je l’ai toujours soupçonné, comme je l’ai déjà un peu expérimenté, comme Sapir et Whorf ont tenté de le démontrer, la façon dont j’appréhende le monde s’en voit transformée.
Pendant les cours, j’accueille ainsi de nouvelles pensées, que j’observe, que j’abrite. Derrière ma soif d’apprentissage et de découverte se cache probablement le désir d’appartenance à une culture que j’aurais choisie. Et ce monde envoûtant, hypnotique, inconnu n’est peut-être pas si lointain et exotique. Peut-être que ma quête s’arrête ici. Dans un petit pays qui n’est pas reconnu comme tel, un pays à la fois moqué, jugé, admiré tout en étant incompris. Un pays auquel je peux facilement me relier, m’identifier. Ne serait-ce pas cela après tout, faire partie d’un pays ? S’y reconnaître, dans ses couleurs, dans ses valeurs, s’y sentir bien ?
Enfant, j’ai très souvent commencé des puzzles de cinq mille pièces que je n’ai jamais terminés. Peut-être que nos chemins de vie se matérialisent ainsi : des formes grossièrement sculptées, attendant en désordre dans une boîte oubliée dans un grenier d’être un jour piochées, pour être enfin disposées à leur place et voir se révéler quelque chose de plus grand et cohérent. Peut-être que la mémoire fonctionne ainsi, par morceaux éparpillés qu’il nous faut aller chercher pour les assembler. Pour créer notre réalité.
En rentrant de mon cours de basque, ce jour-là, je suis repassée par le cimetière. Des images d’anciens qui parlent du passé me sont apparues. Écouter les anciens parler du passé, c’est voir leurs yeux se mettre à vibrer, briller, s’animer d’une énergie aussi pure et légère que celle des sources dans les collines en été. C’est deviner l’enfant se présenter et demander à vivre encore, sourire, s’accrocher à la vie, avant de disparaître, dans le silence, derrière les pensées. Puis d’autres images me sont venues, de gestes singuliers que l’on transmet devant une grande cheminée sur laquelle trônent de vieilles photos, de vieux trophées, des bribes de vie, des objets disséminés, reliques du passé, témoins d’une vérité qui renaît, dans l’application à écouter, conter, préserver. Enfin, des images de pièces qui, manipulées une main après l’autre, une génération après l’autre, se rejoindraient.
Là, au milieu de l’automne et de la nature qui commence à s’endormir s’élève un chant, avec plusieurs refrains. Celui du village, celui des anciens, celui de tous ceux que le pays basque a accueillis en son sein. Et puis le mien.
Il y a peut-être des mots-mémoire, voire des langues-mémoire.
L'émerveillement devant la sonorité des mots, qui nous semblent familier, à ceux que l'on connait, à ceux que l'on a appris autrefois, et peut être à ceux d'une autre vie.